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ŒUVRES
O America
CRITIQUES

NOTES DE LECTURE

L’on n’habite pas un pays, mais une langue. (CIORAN)

… « Les minorités indiennes ? « Ce que vous en écrivez est d’autant plus poignant que vous le faites avec une sobriété exemplaire »…
(Jean ROUSSELOT)

« …Au lecteur je voudrais dire : lis jusqu’à la fin ce livre sombre et lumineux, nourris-toi de son trouble et de son harmonien captes-en le : secret jamais déplié par des mots. (Miron KIROPOL)

…Une langue qui prend son bien de tous côtés et qui obtient sa voix en parlant anglais, en écrivant … un français à la limite de l’énoncé d’une définition bien qu’en maintenant, coûte que coûte, l’entretien de personne à personne… (Louis DALLA FIOR)

Ce livre ondule comme un gigantesque clip vidéo… (Louis OLIVIER)
Eugène GUILLEVIC, Robert SABATIER, Jean ROUSSELOT, Miron KIROPOL, Jean MAMBRINO, Louis DALLA FiOR et Louis OLIVIER ont d'emblée voulu rendre hommage à ce somptueux livre, peut-être l'un des plus beaux qui aient été écrits sur l'Amérique. Vincent-Marc Karénine ne s'y révèle pas seulement grand poète dans la forme, et maître d’œuvre d'une anthologie du continent américain : il balise, en photographe, le territoire physique et spirituel des États-Unis. Il en naît un livre chaleureux, décapant, magnifiquement contemporain, auquel le peintre Jean-Pierre PINCEMIN a bien voulu offrir, en couverture, sa contribution.

Daniel Cohen


La cathédrale de Hatteras
Roulé avec ma vague dans ton porche blanchi au lait des naufrages, je vénère tes lignées d'épaves qui parlent si longtemps pendant que tu ronges, fores, tords.
Cathédrale de Hatteras sculptée dans le vent, cathédrale couverte de lierre et de sel qui marche dans nos voies lactées avec une maigreur d'astrologue, cathédrale où nichent trois cents espèces de migrateurs venus chanter la mort, cathédrale dont les nervures contiennent la résolution du malheur, cathédrale où tremble notre immense rosace, cathédrale dont les verrières d'écume racontent notre histoire, nous entrons dans ta nef, geôle de vin vert et de plantes carnivores, parmi les vagues torses offrir l'or de nos vies avec les ex-voto des navires espagnols qui firent un jour confiance à tes courants palmés, parmi les étoiles mortes gaulées par les typhons, parmi les cargos épiciers de Nouvelle-Angleterre qui organisent encore des ventes pour les grands magasins - sous la mer - à l'abri du temps.
Soldes de jouets de bois dévorés par les holothuries, les bazars de la charité américaine brillent sous les arcs du sommeil et le remue-ménage des griots (ce pays est couvert de temples redoutables).
L'autel est prêt, presque dépouillé sous le baldaquin de minuit, lit de noces aux mailles de nos destins, pour féconder le silence, pour guérir de l'expérience, pour commencer. Laisse-nous regarder nos vies tachées par tes vitraux, laissenous tâtonner sous tes voûtes de plaintes, choeur pour la danse, cathédrale d'épine noire en fleur.
Page 31

TRADUIT par Louis OLIVIER
pg. 93 de "The Chariton review" Spring 1992 Vol.18 Number 1
HATTERAS NIGHT

(Even the calmest nights are haunted by thousands of ships lost on the sand banks with their cargoes and crews.)
Twilight and its lies disturb the sleep of shipwrecks, gently stir their fates all the way to the world's underbelly.
In the wake of sandy voices false rumors.
How can we prevent an aftermath of hate?
The sea's taverns never really close: drab women spread sawdust and sweep it slowly; barfly crones spin clouds into skirts for themselves.
Wind draws plaintive cries from the dead trees rooted in us, while the mother of time labors with her own hands and her spiders ply their trade from one milky way to another.
Who then will open the sea's dungeons at midnight?
Sleepers spliced together: could it be that death is nothing more than a sailor's chanty?
Peer into the hall of the wild-maned comet beggarwomen.
Include dreams of combats and impatient stadium crowds. Make a pretense of constant forward progress.
Command perfect silence from meteors so you can listen to love inventing its forests with an insect rustling.
Far from the trickery of white men and mining towns the Indians feed their distant conspiratorial fires.
There is groaning and combat on the watery skin of Diamond Shoals.
Women wearing too much makeup talk to the waves as if to small children, then wearily remove their stockings.
With no casting of lots choose the knife, then fifteen rounds of death throes in the Hatteras night, the fox-muzzled night.
Cover the keyboard of the laquered Steinway, run among the festooned pagodas while the Indians quarrel over a piece of canvas and the old sailors dream of dark gangways and of the rose shivering in its binnacle.
Diamond Shoals with their satiated guard dogs, their shawls, their pious hypocrisy, their vessels turned into makeshift morgues, their rounds of mute children, their genealogies of torture by sand and salt, their Saint Catherine's wheels, their false witnesses - how well they speak of honey and life!
Then the wind changes quarter, the waves are uncoupled like the dogs of Saint John of the Winter, skewed a little to one side, a fierce hand-to-hand combat that ends in nuptial plans. The private life of the sea. A very young woman in a telephone booth writes on the phone book with a pair of scissors. The future clings more closely than goodbyes. There are too many islands and they do each other wrong. Fade-dissolve of childhood abolishing distance. Landscapes are disfigured, like our destinies, then grope their way back to the surface. The fingerprints of spray, like those of pleasure, burn at the wolves' fire. God's washing machines keep their cylinders intact. Voices in blinding breakers. A diamond should always be bought in the noonday sun! The ship weighs anchor.
Soon now, the crumpled morning news.

LE CYCLE O AMERICA

Baltimore au printemps
« Dehors ! », hurle la grande bringue, « allez au bar ouvert trois blocs plus haut, il va faire jour. »
Les trois soûlots qui poussent les petites maisons de Fells Point trouvent le vent chaud comme un alcool. Bref moment où les lampes deviennent rouges. Au-dessus d’un muret les chatons des noisetiers s’écrasent en poussière d’oeufs. Les trois soûlots qui poussent les petites maisons de Fells Point trouvent le vent chaud comme un alcool. Bref moment où les lampes deviennent rouges. Au-dessus d’un muret les chatons des noisetiers s’écrasent en poussière d’œuf. Pervers, des pissenlits éclatent entre rails et pavés : l’hiver, c’est fini.
Aucun remorqueur n’est encore sorti, ni âme qui vive de la gare des Lignes de l’Ohio. L’odeur des épices McCormick annonce au monde la pluie. Revenues, les grives rouges ont repris leurs courbettes sur les gazons.
Des femmes s’agglomèrent déjà autour du bâtiment des pensions. C’est justice que les crocus de la vieille cathédrale aient fleuri les premiers

Musse n° 24 de la salutation de mars, Surprise Creek Colony, Stanford (Montana)
Mars – aux terres calleuses
Au déserts récurés

A ces broussailles épuisées
Par d’invisibles rodéos

A ces neiges qui se décousent
Sur les autels lointains du vent

A ceux qui sont toujours
Restés fils d’oiseaux
Salut !

Quelques graffitis américains

366 La nostalgie à New York commence à tuer
395 Les moissonneuses du Dakota gouvernent aux étoiles
422 Tout ce qui ne se transforme pas angoisse
464 Serpent vert qui a deux cordes dédorées à son arc (Dollar)
527…New York étrangère à la patience mais non à la douceur
533…Nebraska couvert de petits nuages et de troupeaux
548 L’aube tatoue ses lichens sur le pays cheyenne
587 Kansas City jeune nébuleuse à vif
612… L’aube à Detroit accouche aux fers
652 Les tornades de l’Oklahoma – si fines de poignet – battent avec fureur leur linge répugnant

Epitaphes pour des villes fantômes
RAWHIDE (Nevada) Construite sur une rumeur et devenue prodige de silence
PANAMINT (Californie) N’est morte que d’un œil

VIRGINIA CITY (Nevada) Vieille reine qui n’en finit pas d’écouter l’ovation du temps

« Haillon n° 13 » de la vie en rond, Pomona, Los Angeles, Californie)
Acheter des boules puantes (pour le petit Dave), des boules pour les oreilles (le trafic du boulevard avec en prime de nouveaux voisins mexicains), des bouchées à la reine à la boulangerie allemande (la garniture en conserve est à réchauffer à feu doux), des hamburgers pour la semaine (ma fille du Honduras arrive demain avec ses sept enfants), du Bologna (mon chat a le droit de vivre, non ?), six poulets du Kentucky (les enfants adorent ça), trois boules de salade iceberg (vite préparée, chop, chop), des radis, des tomates à bien laisser mûrir dans un journal, une boule de Hollande à la section des fromages étrangers (pour l’esbroufe), une boule de pain français (pour le standing), une caisse d’orange (jus de fruits naturels), un melon d’eau (ce sont les premiers, mais tant pis), enfin un globe terrestre pour le nouveau pasteur qui est fou d’oecuménisme. Allons, je ferais bien d’y aller !

LOS ANGELES
653 L’espace est sa furie
654 Son prince se nomme demain
677 Elle travestit la vie comme la mort – mais voudrait espérer
680 Ses ponts ne relient rien à rien
686 Si tu veux parler ici – donne un pourboire
689 Elle rend New York si vieille
713 Chicago : la solitude s’y calcule en degrés

RIVIERES du SUD
Ne pouvant se passer de montagnes, elles les inventent de toutes pièces. Leurs cyprès chauves, leurs tupelos, ou de simples tulipiers prennent parfois des airs de Rocheuses et les roseaux qui tremblent dans la chaleur se mettent même à jouer les falaises.
Incapables de chanter, elles s’évanouissent tantôt étang, tantôt lagune, mais toujours lumière sans jamais tenir dans leurs bras morts l’Océan pourtant si proche.

O America III
Je te sal e déesse irritée à la jointure de notre planète qui dévore les espaces, sueur qui souille nos soleils et décloue nos étoiles pour tes Parthénons. Viendras-tu ce soir dans tes cuissardes parmi les fleurs sans paupières du désert navajo arrêter pour un temps le désir ? Fais claquer ton fouet pour déchaîner la justice. Viens, promise, avec tes 2 000 lévriers, viens caresser de tes gants les tableaux de bord de nos vaisseaux parés à s'embusquer dans les spirales d'Andromède, viens tirer tes amants qui roulent de siècle en siècle, viens, avec ton âme lubrifiée pour d'autres galaxies, viens, puisque nos épaves remuent encore sous les sables, viens, l'espoir est ici gaspillé, viens, avant qu'il ne faille doubler la ville, viens, puisqu'un regard te suffit, entre deux bulles, pour souder notre temps qui s'effondre à celui de ton plaisir, viens prévenir les redoux de la mélancolie, viens, puisque ce pays est sans oiseaux, viens reconnaître ta propre mère parmi ces femmes qui crient r la rive, viens, jeunesse panique du monde pendant la mue de nos fleuves, viens, toi qui te souviens, parmi les hiérarchies du ciel, de notre terre et de sa duplicité, viens apaiser cet enfant dans son cocon stellaire !
Sans larme comme sans promesse, sur sa moto de platine qui remonte le boulevard du crépuscule, elle écarte de la main Superman qui s’énerve. Ses mots font mouche et ses machines disent le triomphe des insectes. Raisin de plaintes, murmures de foules et pourtant ça pourrait bien finir pour de bon.

LE CYCLE de NEW YORK

CHANSON DU DIEU DE HOBOKEN
Ton Nom – cristal d’angoisse
Ton Nom – imprononçable
Ton Nom sans voyelles
Aux couronnes de cendre
Ton Nom abîme – aux demeures des lèvres
Tient solitude à Hoboken
Ton Nom – souffrance
Ton Nom – faiblesse
Dans la foule plus sombre
Des derniers quatuors
Ton Nom – silence
Aux élytres de Manhattan
Ton Nom qui perce gloire
De sa seule pauvreté
Ton Nom – absence
Qui touche nos soupentes
Ton Nom fait pour la neige
Ton Nom – comme abandon


LE CYCLE INDIEN
Paroles indiennes
Flying Hawk, Sioux du clan des Oglalas
Nos tipis jouent avec le soleil et la lune. L’air y circule, non le vent. Les tipis marchent. Le Grand Esprit n’a donné de racines qu’aux arbres. Les maisons des blancs ont l’immobilité de la mort.

CHANTER ROUGE OU GRAFFITIS POUR UN PRINTEMPS INDIEN
885 Une parole ronde pour remonter les torrents
887 Pour cercle – la fumée du repas
897 Grandes pierres – si vous disiez ce serait pour guérir
903 Si tu prêtes à ton ennemi – que ce soit ton visage
911 L’horizon ? Détonation du cercle
919 La lune comme un bol passé de main en main
942 Ce n’est pas notre terre mais l’homme blanc qui est sauvage
963 Prépare ta parole comme un cercle sans fumée
977 Souvenir – cheval qui remonte les rivières
983 Ne brise le cercle que pour devenir oiseau
1009 Nos rivières serpentent au-delà des étoiles
1010 Faire des nasses pour ce qui demeure invisible
1029 La vie rouge est une vie chantée


LE CYCLE DE L’OUEST
Les grusses
Grusse n°6 du troupeau de Powder River County (Montana)
Houles grises des collines prises à leur propre ivresse – à peine délivrées de la neige. Huit cavaliers pressent un serpent de mille génisses venues du comté de Custer dans ces terres à vent, ces terres de fin du monde avec leurs arbustes furieux et leurs ruisseaux qui chantent le printemps invisible du Montana.

Grusse n°22 des pensées de la nuit, Nyala, Reveille Range, Comté de Nye (Nevada)
Entre chien et loup, paumes tendues vers le brasier poudreux comme pour l’apaiser, cinq hommes sont assis en rond dans le désert ; leurs regards masqués sous les chapeaux suivent la flamme plus vive à mesure que les collines s’enfoncent dans le ciel vert.
On entend déjà – sans la voir – la mer de buissons nains. Les insectes posent leur milliard de rivets. Est-ce la première nuit du monde ? Le feu dicte toujours les mêmes gestes éclairant des mains plus oisives que les pensées. Finie la chimère des couleurs, chaque insecte s’est emparé d’une étoile. Leur pays est devenu sans chemins et ils croient toucher un instant la trame même du monde. Avec des mustangs à peine brisés ce qui compte vraiment c’est une bonne selle. Que souhaiter maintenant si ce n’est une couverture épaisse ?


LE CYCLE DES DESERTS

Graffitis de l’homme du désert, Death Valley, Californie & Nevada
1076 (Titus Canyon) Au dessus du cañion de Titus – mes gares de minuit
107 (Desolation Canyon) Je tue le rêveur de lilas
1096 (Hell’s Gate) La douceur ravine bien davantage
1102 (Confidence Hills) Mes buissons et mes étoiles vivent armés
1107 (Amargosa River) Laisse midi se cacher dans mes rocs
1118 (Tecopa) Les terres du cœur sont plus mauvaises encore
1132 (Golden Canyon) Je donne la parole à la moindre des étoiles
114 (Bullfrog) Mes pépites sont les plus poignants de mes silences
1151 (The Grandstand) Ma gloire c’est d’écouter
1163 (Wildrose Canyon) S’habiter enfin
1170 (Twenty-Mule Canyon) Passe et laisse mes sentiers d’entretuer

Textes du grand désert
(Les monts Superstition) Silence en rond du désert/ L’arche de l’aube à peine posée/ L’oiseau creuse sa fontaine/ Et la lumière se dévore elle-même

Vent du Nord
Le vent du Nord, tel un essaim de guêpes, récure l’étendue s’appuyant aux montagnes pour reprendre son élan. Gorgé de lumière il fait siffler les épines et chanter les arbres de soif, poursuivant les saguaros et rendant féroces les fouquières. Il tire des bleus astronomiques pour les horizons qu’il rapproche. Maître des vallées il multiplie ses tourbillons avant de se rendre au soir.

Graffitis du grand désert
1188 L’exil et le désert se déforment en patrie
1223…C’est le silence qui trompe les chemins
1229 Piñacate – gnose terrible de midi !
1239 Festins toujours abandonnés du ciel
1275 La mort c’est la lumière
1325 Je traite d’égal à égal avec mon ombre
1338 L’ar-en-ciel humain est trop fragile pour moi

Au désert…
Serai-je jamais las de toi ? Je dors comme dorment tes villes fantômes, les vraies, celles qui sont intarissables, sans voisins, sans lumière, sans morale et sans portes.
Devenu trop souvent l’étranger qui hurle en rêve : « des actes, des actes. » Il ne me reste plus qu’à te surveiller avec davantage d’attention.